Ce texte de réflexion est issu d'une réunion de travail entre trois spécialistes de la période coloniale en études acadiennes, Adeline Vasquez-Parra, Nicole Gilhuis et Gregory Kennedy. La discussion avait pour objectif de trouver des points de convergence entre leurs recherches respectives dans le cadre du projet Repenser l'Acadie dans le monde.
Nous avons tendance à généraliser la société coloniale acadienne ainsi que l’impact du Grand Dérangement. Rétrospectivement, nous caractérisons cette petite société par sa neutralité supposée, son mode de vie agricole et ses assez bonnes relations avec les Autochtones. Nous supposons une expérience d’exil toujours rassembleur autour du référent identitaire acadien. Grâce aux travaux récents, nous sommes conscients que les parcours des réfugiés étaient différents[1]. Certes, il est bien logique d’imaginer que les Acadiens déportés en Nouvelle-Angleterre ont subi un cauchemar distinct de celui vécu par les gens ayant fui et qui sont arrivés à Québec pendant la Guerre de Sept ans. Nous pouvons identifier différents défis particuliers pour les réfugiés en France, au Saint-Domingue et en Louisiane. Nos travaux démontrent que nous devrions distinguer davantage ces parcours et les mentalités des acteurs historiques concernés. Si nous sommes déjà conscients des différences par endroit, nos recherches signalent également l’importance du cadre temporel et de la disparition de plusieurs personnes dans les archives. Les traces des réfugiés acadiens dans les archives coloniales privilégient certaines expériences, surtout les gens affirmant leur acadianité. Pourtant, nous perdons les traces des acteurs historiques qui ont intégré avec succès la communauté d’accueil. On peut nommer les «fantômes coloniaux» non seulement les Acadiens morts pendant le Grand Dérangement, mais également ceux et celles qui ont réinventé leur milieu familial ou adopté un référent identitaire différent avec le temps.
D’abord, Adeline Vasquez-Parra a poursuivi ses recherches consacrées aux réfugiés acadiens et irlandais aux Antilles aux Archives nationales françaises d’outre-mer. Si certains groupes dans certaines colonies restent marginalisées, elle a découvert plusieurs exemples d’intégration des réfugiés à la société antillaise. Avant longtemps, les Acadiens au Saint-Domingue se définisse plutôt par leur métier et leur nouvelle communauté et moins par leur identité antérieure ou leur religion catholique. La mobilité entre les villes et les pratiques de mariage exogames dans plusieurs régions – y compris le Poitou en France – ont favorisé cette intégration. En effet, les femmes acadiennes sont souvent à l’avant de ce phénomène, mais on efface les traces de leurs parcours après le mariage au sein de la communauté d’accueil[2]. Sur le même ordre d’idée, dans les décennies après l’exil, la chercheuse observe qu’il y a moins de consensus parmi les familles réfugiées dans leur ensemble et plus de solidarité autour du milieu socioprofessionnel. Un bon exemple s’avère les charpentiers pour les hommes et les couturières pour les femmes. Il existe également des divisions entre parents et enfants au fur et à mesure que les nouvelles générations s’établissent dans leurs nouveaux territoires. Bref, au lieu d’observer toujours un bloc de réfugiés catholiques et acadiens au sein d’une société, il faut évaluer l’intégration relative de différents groupes d’hommes et femmes. Si l’acadianité est valorisée encore dans certains contextes, ce n’est pas universel.
Pour sa part, Nicole Gilhuis souligne la grande diversité de parcours des membres de la lignée Guédry avant, pendant, et après le Grand Dérangement. Quant à la première moitié du XVIIIe siècle, quelques familles se sont déménagés sur l’île Royale pendant que d’autres demeuraient avec leurs voisins mi’gmaques. Il s’agit d’une branche fortement métissée. Les modes de vie des familles Guédry variaient également avec le temps et la région y compris la pêche, le troc et l’agriculture. Au minimum quelques membres de cette famille ont participé à la guerre corsaire menée par les Mi’gmak pendant les années 1720. Gilhuis met l’accent également sur l’importance du temps et des contextes particuliers. Après le Grand Dérangement, les Guédry en exil en Louisiane n’ont pas tissé les mêmes liens d’amitié avec les Natchez ou d’autres communautés autochtones. Si dans l’immédiat après la déportation les Guédry semblaient favoriser les mariages endogames avec d’autres réfugiés acadiens, avec le temps plusieurs acteurs et actrices vont contracter des mariages avec les Anglophones et, bien sûr, les Américains. Une série de choix personnels et de circonstances particuliers sont derrières l’évolution d’une branche en Louisiane caractérisée par un mode de vie basée sur l’élevage (ranching) et pratiquant l’esclavage. Dans ses recherches, Gilhuis observe qu’elle perd la trace de plusieurs membres de la lignée Guédry pendant et après le Grand Dérangement. La mortalité s’avère un aspect incontournable, mais il s’agit également de presque tous les gens qui ont intégré la société mi’gmaque et aussi les réfugiés assimilés dans différentes communautés d’accueil au Québec et en Louisiane. Les ‘ranchers’ sont les gens les plus visibles dans les archives grâce à leur réussite économique et leur cohésion en tant que groupe social, mais d’autres parcours sont perdus ou moins représentés.
Finalement, Gregory Kennedy examine la période avant le Grand Dérangement. Globalement, les Acadiens ont adopté une pratique de neutralité pendant les guerres impériales et autochtones de la région. Dans cette optique, ils ont refusé de se mobiliser en tant que miliciens. Pourtant, en 1707, la plupart des habitants ont accepté de faire ce service militaire à deux reprises. Cette mobilisation concerne surtout les habitants demeurant à proximité de Port-Royal, mais les archives indiquent que même les habitants de Grand-Pré ont formé leur compagnie et pris la route pour aider les forces françaises. Qu’est-ce qui explique cette action exceptionnelle? La question de temps s’avère fondamentale. Kennedy trouve dans les archives plusieurs indices d’une militarisation accrue de la société coloniale à partir des années 1690. Cette tendance, nourrie par l’antagonisme impérialiste, mais aussi religieuse, met fin à une période plus paisible entre les Acadiens, les habitants de la Nouvelle-Angleterre ainsi que les Autochtones de la région (p.ex. les Mi’gmak, mais aussi les Wolastoqiyik et les Wabanakis). Les actions militaires de plus en plus sans discrimination contre les non-combattants autochtones et coloniaux ont ensemencé un esprit vengeur entre les différentes populations. Pour ne donner que quelques exemples des atrocités qui avaient lieu dans la région de Port Royal, des civils sont pendus sur place par un équipage de corsaires en 1695 et plusieurs habitations sont brûlées par une expédition anglaise en 1704. Donc, en 1707, les Acadiens avaient raison de craindre la destruction totale de leurs communautés.[3] À peu près quarante ans plus tard, après plus qu’une génération de paix sous un régime britannique faible et distant, les conditions étaient toutes autres et on peut comprendre pourquoi la plupart des Acadiens – des chefs de ménage qui n’ont pas vécu cette période violente au début du siècle - ont refusé de porter armes pour la France.
Les deux chercheuses et le chercheur vont intégrer davantage le cadre temporel dans leurs analyses des acteurs historiques acadiens afin de mieux comprendre l’évolution des mentalités et l’importance des conditions locales pour expliquer les décisions individuelles observées. Les Acadiens ne semblaient pas toujours former un seul bloc identitaire malgré le portrait souvent donné par les correspondances officielles. Vasquez-Parra souligne que le regard d’en haut des administrateurs n’est pas toujours conforme avec la réalité sur le terrain. S’il y a des moments de consensus apparent, comme la décision de porter armes en 1707, il y a également des moments de division quand les facteurs socioprofessionnels sont plus forts. Nous perdons la trace également des gens qui n’étaient pas d’accord avec les décisions collectives. Sur ce point, notre discussion rejoint le travail en cours de Xavier Bériault concernant les élites locales et la résistance pendant le Grand Dérangement. La question des parcours familiaux et des générations à travers les guerres et l’exil s’avère un aspect fondamental à développer pendant les prochains mois.
[1] Parmi d’autres, nous citons Jean-François Mouhot, Les réfugiés acadiens en France, 1758-1785 : l’impossible réintégration (Québec : Septentrion, 2009); Christopher Hodson, The Acadian Diaspora : An Eighteenth-Century History (New York : Oxford University Press, 2012).
[2] Adeline Vasquez-Parra, « Les réfugiés acadiennes dans l’Atlantique français : des voix effacées, » Études canadiennes / Canadian Studies, Vol 88 (juin 2020), à paraître. [3] W. J. Eccles observe que les habitants de la Nouvelle-France ont vécu une génération de guerre de 1680 à 1710 avec des conséquences importantes pour l’évolution de la société. Voir France in America, revised edition (Michigan State University Press, 1990), 116.
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