L’Acadie contemporaine n’est pas un objet facile à saisir. Elle n’existe pas en tant que territoire politique distinct et souverain possédant son histoire propre. L’Acadie est constamment interprétée comme espace binaire (colonial/colonisé) et nécessite aujourd’hui une réflexion sur la « subalternité ». En tant qu’ancienne colonie française de peuplement contrôlée par l’Empire britannique, l’Acadie est emblématique du « centre silencieux » (Spivak 1988) où les femmes sont présentées comme étant « doublement dans l’ombre » (Spivak 1988) d’une expérience marginalisée au sein de l’histoire atlantique. Le colonialisme européen s’est systématiquement immiscé au sein même du discours savant sur l’Acadie à travers l’idéologie patriarcale. Dans cette dernière, les Acadiennes sont conçues comme les « Autres » d’une histoire collective racontée au « nous ». Elles figurent comme les représentantes d’un nationalisme patriotique rattachable à la France et à la langue française en incarnant la reproduction biologique, culturelle et linguistique d’un idéal colonial: celui de la femme blanche dont l’impuissance d’agir est célébrée à travers des figures subordonnées à l’action masculine telles l’épouse, la mère, la veuve ou la religieuse.
En tant qu’ancienne colonie française de peuplement contrôlée par l’Empire britannique, l’Acadie est emblématique du «centre silencieux» (Spivak 1988) où les femmes sont présentées comme étant «doublement dans l’ombre» (Spivak 1988) d’une expérience marginalisée au sein de l’histoire atlantique.
Rappelons que l’Acadie s’inscrit d’abord dans un prolongement de la culture politique française issue de l’Ancien Régime, permettant une domination masculine totale par le système seigneurial. Elle adopte ensuite des idéaux nationalistes rassemblés autour d’un peuple uni et homogène issus du Printemps des peuples européen où les femmes se trouvent dévalorisées dans un rôle étroit de maternité, récupérée aux fins de reproduction de la Nation, mais aussi de transmission de la langue et de la religion (LeBlanc, 2019; McNally, 2018). Malgré la distanciation avec le catholicisme par les institutions acadiennes au cours des années 1960 en Acadie (Massicotte et Volpé 2018; Belliveau 2014), l’influence de l’idéologie patriarcale franco-catholique sur la structuration sociopolitique et les dynamiques de genre persiste. Une rupture avec cette idéologie s’avère aujourd’hui nécessaire non pas par simple goût des révolutions mais en raison d’un besoin criant d’identifier son influence implicite dans la sphère publique contemporaine.
Le travail sur la subalternité des voix de femmes acadiennes suggère une histoire acadienne à rebours de l’idéologie patriarcale en déhiérarchisant les agents historiques. Ce travail participerait aux réflexions et autres débats internes à l’Acadie contemporaine notamment dans l’étude des rencontres avec les peuples amérindiens (thèse de Nicole Gilhuis, UCLA 2020) et du rôle exact attribué aux femmes dans la défense de la langue au sein de la sphère publique. À cet effet, le rapport historique au territoire et au groupe passe par la médiation de deux langues héritées du colonialisme européen renvoyant au processus historique par lequel des puissances exercent des préférences contingentes au nom d’un sujet collectif déjà imposé. Envisager une histoire acadienne des voix subalternes, ce n’est plus seulement examiner l’oppression des femmes, mais davantage examiner comment les femmes en Acadie (incluant les voix de femmes qui ne s’identifient pas en tant qu’Acadiennes, mais qui façonnent le territoire et les représentations de celui-ci) ont été le grand impensé de l’historiographie acadienne.
La théoricienne indienne Gayatri Chakravorty Spivak considère que les subalternes ne peuvent souvent pas parler dans la mesure où les institutions patriarcales issues des processus coloniaux rendent impossible l’écoute de ces voix. Le corps subalterne fait toute la lumière sur les rapports de pouvoir/savoir qui génèrent de la communalité en démasquant ce qui est jugé et considéré comme la marge/les oublié·e·s/les sans-voix dans les représentations dominantes du sujet collectif. Si appliqué à l’histoire acadienne, le concept ne viendrait pas porter aux nues certains groupes aux dépens d’autres, il ne nucléariserait pas une société au profit d’études de cas. Le parti pris de la subalterne est celui de la déconstruction des récits traditionnels où les rapports de force sont sciemment voilés. Dans toute l’histoire de l’après Grand Dérangement, personne n’a par exemple remis en question la préséance de l’accès à la propriété terrienne comme s’il allait de soi qu’un groupe entier veuille à tout prix contrôler, exploiter et user des territoires circonscris en se les appropriant (Vasquez-Parra, 2020). Repenser l’Acadie, c’est pour nous d’abord penser la subalternité de son histoire puis celle de la production des voix subalternes.
S’ouvrir aux voix subalternes c’est aussi repenser un «nous» pris pour acquis et validé par les historien·ne·s. Car, qui range-t-on derrière ce «nous»?
S’ouvrir aux voix subalternes c’est aussi repenser un « nous » pris pour acquis et validé par les historien·ne·s. Car, qui range-t-on derrière ce « nous » ? Le projet d’une histoire des mécanismes institutionnels d’effacement des subalternes en Acadie rendrait compte d’un « nous » inclusif et ouvert aux aléas historiques, loin du fétichisme suranné des idoles. Ce projet est collectif dans la mesure où il rendrait justice aux communautés qui nous environnent et dont il n’est jamais parlé: nous pensons en particulier aux communautés Mi’kmaw et irlandaise. Mais nous pensons aussi aux différentes identités de genre et de sexualité pour que tout ne soit pas toujours ramené à la femme blanche, hétérosexuelle et cisgenre au statut défini par le patriarcat. Plus que jamais, l’Acadie s’avère un espace d’échanges, de rencontres et surtout, de remises en question des silences et effacements (LeBlanc 2020) pour s’engager à une nouvelle éthique du vivre-ensemble. En prolongeant l’étude du colonialisme territorial par celui des corps puis des voix, nous nous autorisons à réfléchir à ce « nous » identitaire hégémonique dont on nous rabâche l’existence. Nous voulons reconnaître l’existence de voix non entendues et entremêlées – ou non entendues parce qu’entremêlées – qui habitent cet objet/sujet nommé l’Acadie (LeBlanc 2019; Vasquez-Parra 2020).
Références
Belliveau, Joel, (2014), Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa.
Gilhuis, Nicole, (2020), "Colonial Ghosts: Mi’kmaq Adoption, Daily Practice and the Alternate Atlantic, 1600-1763", Thèse de doctorat d’histoire, University of California at Los Angeles.
LeBlanc, Isabelle, (2019), Femmes, langue et construction identitaire : un portrait sociolinguistique de l’Acadie, thèse de doctorat, Université de Moncton.
LeBlanc, Phyllis, (2020), « Que nous apprennent les synthèses historiques et les contributions récentes à la recherche fondamentale en histoire des femmes et du genre en Acadie ? » dans Jimmy THIBEAULT, Michael POPLYANSKY, Stéphanie ST-PIERRE et Chantal WHITE (dirs), Paroles et Regards de Femmes en Acadie, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p. 21-43.
Massicotte, Julien et Philippe Volpé, (2019), Au temps de la « révolution acadienne », Presses de l’Université d’Ottawa.
McNally, Marie Carolynn (2016), « L’Union fait la force »: les réseaux de famille, les mariages exogames et l’identité acadienne, 1881-1937, Thèse de doctorat, McGill University.
Spivak, Gayatri Chakravorty, (1988), « Can the Subaltern Speak? » dans Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dirs), Marxism and the Interpretation of Culture, Londres, Macmillan.
Vasquez-Parra, Adeline, (2020), « Les réfugiées acadiennes dans l’Atlantique français: des voix effacées », Revue d’études canadiennes, vol. 1, n°88.
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