Mon texte, en cours de rédaction, pour le collectif Repenser l’Acadie dans le monde porte sur la mobilisation des habitants pour des motifs liés à la guerre, principalement en guise de miliciens. En Acadie, nous constatons la création de compagnies de milice dans toutes les paroisses principales à partir des années 1690. Pendant la Guerre de la Succession d’Espagne (1702-1713), le gouverneur français a fait appel à cette milice à plusieurs reprises pour la défense de Port-Royal. Afin de bien comprendre cette obligation et les attentes des acteurs sur tous les plans, je propose une étude comparative avec les milices ailleurs en France et dans son empire atlantique à la même époque. Pour ce faire, au mois de septembre 2019, j’ai effectué un séjour de recherche aux Archives départementales de Seine-Maritime, à Rouen, en Normandie.
Les fruits de ce séjour sont nombreux. Je comprends mieux les modalités de gouvernance de la milice provinciale ainsi que celle de garde-côte dans la métropole. Les archives de l’intendance montrent que les exactions militaires sont devenues de plus en plus lourdes pendant la guerre et cela, en termes de ressources humaines et financières. Pourtant, les habitants savaient comment négocier les exigences de l’État par le biais de leurs représentants. Dans ce sens, je poursuis une réflexion amorcée dans mon ouvrage consacré à la société coloniale en Acadie[1]. Souvent, nous sommes trop hâtifs à souligner l’autonomie apparente des Acadiens sans référence aux traditions politiques locales de la société rurale de la métropole. En effet, les habitants en France, et ceux de ses colonies respectives, n’hésitaient pas à valoriser leurs droits et à faire appel à diverses instances selon les circonstances. Ils savaient également comment jouer la ruse, par exemple en misant sur leur pauvreté afin d’épargner les pires des exactions. Dans ce billet de blogue, je donne deux exemples de ce stratagème en action pendant l’automne 1710, un à Grand Pré, en Acadie et l’autre à Saint-Pierre, une petite communauté rurale située entre les villes de Dive et de Pont-l’Évêque, en Normandie.
En Acadie, les habitants avaient besoin de négocier directement sur place avec les officiers militaires britanniques. Il s’agit d’une situation périlleuse, en présence des troupes prêtes à exiger l’obéissance de la population. Par exemple, après la conquête de Port-Royal au mois d’octobre, 1710, le nouveau gouverneur Samuel Vetch a envoyé le capitaine Paul Mascarene pour demander une contribution de 6000 livres des habitants de Grand Pré. Vetch a ordonné à Mascarene de communiquer le message suivant aux Acadiens : “acquaint them by the fate of war they are become prisoners at discretion and that both their persons and effects are absolutely at the disposal of the conquerors and had I not interposed to protect them the army would have plundered ravaged carried away destroyed all they now have[2].”
Grand Pré était loin de Port-Royal. De plus, le statut des Acadiens suite à la capitulation du gouverneur français n’était pas clair. D’abord, les habitants ont demandé du temps pour choisir leurs parlementaires et, sans doute, pour discuter de la question. Dans l’intérim, ils ont proposé un hébergement et de la nourriture à Mascarene et à ses soldats. Le capitaine voulait montrer sa générosité en payant pour ces services. Enfin, la réponse des habitants signalait leur volonté de contribuer aux frais des Britanniques, mais « la tyrannie » des Français les ont laissés dans une misère considérable. Ils ont proposé de payer la moitié du montant proposé, donc 3000 livres, majoritairement en fourrures et en provisions. Mascarene a conclu qu’il ne peut pas refuser leur proposition et il est parti bien content de son travail[3].
Avec une population de seulement 200 personnes composée, de surcroît, de moins de 40 hommes adultes, les habitants de Saint-Pierre ne voulaient pas donner un deuxième soldat. Cette exigence de l’État fut un coup dur pour la communauté. C’est dans cette perspective que les membres de cette même communauté ont rédigé un mémoire à l’intendant de Rouen le 8 septembre 1710. Dans ce texte, signé par cinq représentants choisis parmi les chefs de ménage principaux, les habitants racontent qu’ils n’ont plus d’hommes aptes au service et qu’en plus, ils ne sont pas en état de payer la somme de 100 livres. Réduits « dans la dernière pauvreté » à cause des autres impositions ordinaires et extraordinaires de la guerre, les délégués savaient ne pas rendre coupable uniquement l’État. Ils mettent l’accent sur les « très mauvais territoires » de leur communauté, l’absence de bons pâturages et le travail inadéquat des gentilshommes propriétaires qui ne développaient pas assez bien leurs terres. Les habitants insistent sur ce dernier point, mentionnant que la pauvreté « notoire » de la communauté et la négligence des propriétaires étaient déjà connues à l’élection (l’administration régionale à Pont-l’Évêque responsable des impositions). Pourtant, les habitants n’ont pas lésiné à effectuer une remarque générale à l’intention de leur intendant. Si « plus de quarante » autres communautés ne fournissent pas leurs miliciens, il serait injuste d’exiger deux hommes sur « cette malheureuse paroisse ». En fin de compte, les habitants proposent de payer 50 livres, une proposition qui, semble-t-il, fut par l’intendant[4].
Les parallèles entre les deux cas sont intéressants. Les habitants proposaient de payer la moitié des sommes exigées et les officiers acceptaient le compromis. Nous avons ici un rappel que l’État n’était pas tout puissant et devrait négocier avec sa population. Les habitants ne refusaient pas de payer, mais ils soulignaient leur incapacité de tout payer en raison de la pauvreté de la communauté et d’un recours aux principes de justice. Bien entendu, les habitants insistaient sur le fait que cette pauvreté relevait de la mauvaise gestion d’autres personnes. Il s’agissait, en fin de compte, d’une performance de misère, d’obéissance et de détournement. Ce n’est pas pour dire que les habitants mentaient quant à leurs conditions de vie, surtout dans un contexte de guerre. Pourtant, les deux cas laissent croire que les habitants auraient pu tout payer si cela s’était avéré absolument nécessaire. Pour leur part, les officiers semblaient satisfaits de l’occasion de mettre en exergue la reconnaissance de leur autorité et de montrer leur générosité. Les dossiers administratifs normands sont nombreux dans ce sens. Les paroisses réclament la justice de l’intendant sur plusieurs plans y compris la milice. Plus souvent que le contraire, l’intendant et ses subdélégués ont accepté des compromis et ont même lutté pour leur province auprès des plus hautes instances à Versailles.
Pendant les prochains mois, je continuerai à analyser les documents ressortis de mon séjour de recherche en Normandie. Je souhaite effectuer une analyse des aspects contraignants et punitifs de la conscription, mais aussi des mécanismes de résistance et de négociation disponibles aux habitants. J’aborderai notamment les phénomènes de désertion et de justice. Les conclusions aideront à mieux situer les exigences militaires et les pratiques locales en Acadie dans l’histoire de la France et du monde atlantique. La mobilisation des habitants, en guise de miliciens, ainsi que les impositions financières extraordinaires constituaient des aspects incontournables de la capacité des États modernes de faire la guerre en Europe et ailleurs. En même temps, il importe de ne pas oublier le pouvoir d’agir des habitants dans ce processus.
[1] Gregory Kennedy, Something of a Peasant Paradise? Comparing Rural Societies in Acadie and the Loudunais, 1604-1755 (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2014).
[2] Samuel Vetch to Paul Mascarene, 16 Nov 1710, Government at Annapolis Royal: memorials of Captain (and Major) Paul Mascarene, Private Letter Book and Journal also other letters, Transcripts from the Brown Collection, British Museum, Volume 9 1710-1753, Public Archives of Nova Scotia (Halifax).
[3] Major Mascarene to Francis Nicholson, 6 Nov 1713, Transcripts from the Brown Collection, Volume 9, Public Archives of Nova Scotia (Halifax).
[4] 8 septembre 1710, les habitants de la paroisse de Saint-Pierre à l’intendant de Richebourg, série C755 – Guerre : milices, archives départementales de Seine-Maritime (Rouen).
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