La grande richesse des traditions orales invite à se pencher sur les complaintes à caractère historique pour documenter la mémoire des conflits franco-anglais de la guerre de Sept Ans en Amérique francophone[1]. Un très grand nombre d’entre elles ont été recueillies en Acadie, notamment lors des enquêtes de terrain menées dans la seconde moitié du 20e siècle au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Ceci justifie que l’on s’intéresse de près à ce territoire à l’histoire si particulière.
Parmi les complaintes qui se rapportent à des événements pouvant être précisément datés, la plus représentée raconte le combat naval du Foudroyant, dont le nom est déformé en Foudrion dans les chansons[2]. En février 1758, ce vaisseau quitte Toulon pour Carthagène en Espagne afin de rejoindre l’escadre française envoyée en renfort à Louisbourg, mais il est capturé par la flotte britannique. Quelques versions collectées en France attestent que la chanson est une composition européenne qui a ensuite circulé en Amérique francophone. Elles sont avant tout recensées sur la façade atlantique : un texte très intéressant provient du carnet de chansons manuscrit d’un contremaître forgeron de l’arsenal de Brest[3]. Un autre, recueilli cette fois en Nivernais loin des côtes, se situe dans une zone de forte production industrielle destinée à la marine et à l’exportation internationale via la Loire, au cœur d’intenses circulations entre la France et les colonies d’Amérique[4].
Mais c’est de l’autre côté de l’Atlantique que la complainte s’est le plus ancrée dans la tradition orale. Une quarantaine de versions sont attestées dans tout l’est du Québec (de Chicoutimi à la Gaspésie), au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et dans le Maine. Non seulement les versions nord-américaines sont plus nombreuses, mais elles ont aussi préservé avec plus de précisions le souvenir de l’événement. Certaines gardent le souvenir des « vaisseaux du roi Bourbon », plaçant à juste titre le récit au cours de l’Ancien Régime, alors que des versions françaises ont réactualisé la complainte dans le contexte ultérieur de la Révolution française en mentionnant les « vaisseaux de la nation[5] ».
La conservation longue de cette complainte dans la mémoire orale – elle a encore été recueillie par Ronald Labelle en 2014 auprès d’un chanteur du Cap-Breton l’ayant apprise de tradition orale – pose de nombreuses questions. Pourquoi certaines chansons se sont-elles mieux conservées que d’autres qui ont été composées sur des épisodes historiques similaires et qui n’ont pourtant pas laissé de traces dans les mémoires ? Peut-on mieux comprendre les mécanismes de composition et de circulation de ces chansons ? Le caractère d’isolat culturel des Acadiens a-t-il joué un rôle dans le maintien d’une forte tradition orale ?
Au-delà de la complainte du Foudrion, ces interrogations peuvent être élargies à d’autres chansons recueillies en Acadie et qui évoquent les conflits franco-anglais de la guerre de Sept Ans. C’est le cas de la complainte sur le combat en mer de la Danaé commandée par Pierre-Jean Bart, capturée par les Anglais en mars 1759 alors qu’elle quitte Dunkerque pour ravitailler la Nouvelle-France, ou encore de la Complainte de Louisbourg qui décrit la capitulation de la citadelle et qui est probablement la réactualisation d’une chanson plus ancienne sur le siège de la ville allemande de Philippsbourg.
Deux enregistrements de la complainte du Foudrion :
Version interprétée par Lévi LeBouthillier, de Saint-Simon (Gloucester, N.-B.), âgé de 88 ans, 1975 (coll. Robert Bouthillier et Vivian Labrie conservée aux Archives de Folklore et d’Ethnologie de l’Université Laval, enregistrement n°455) :
Nous sommes partis de Toulon
D’un gros navire de l’Orient
D’un gros navire l’Orient
Du côté de la France,
D’un gros navire l’Orient
Du côté de la France.
Marchant toute la nuit, marchant grand train,
Faisant toujours notre chemin,
Le lendemain matin mouillés
Mouillés sur quatre chaînes
Hélas ! grand Dieu ! quelle pitié !
Les vents nous sont contraires.
Pour ajuer notre affliction
Qu’on voit venir comme un lion
Quatre-vingt-dix vaisseaux anglais,
Venaient avec grand t-évérence
Nous croyions bien z-à toutt’ moment
De être mis en poudre.
Notre combat z-a bien duré
Au d’ssus d’cinq heures sans modérer,
On voyait les boulets rouler
D’un bâtiment z-à l’autre,
Les soldats n’aviont jamais vu
Un combat semblable au nôtre.
Tout aussitôt l’pavillon bas
Qu’arrivent à bord deux officiers,
C’étaient deux officiers anglais
Venaient avec grand t-évérence :
– Car c’est donc vous, mon sieur le Français,
Qui nous fait résistance.
– Ah ! oui, mon sieur, nous le faisons
Car c’est à vous nous le rendons,
– Venez, venez avecque moi,
Avec moi dans ma chambre,
Z-on parlera z-au général
Qu’on pourrait s’y comprendre.
Le capitaine s’est écrié :
– Que l’on m’emporte mon porte-voix,
Que l’on m’emporte mon porte-voix
Que j’publie ma sentence :
Oh ! r-adieu donc, cher Foudrion,
Nous sommes plus pour la France.
Version de synthèse établie par Robert Bouthillier et interprétée par le groupe Serre l’Écoute sur le CD Chansons des bords du Saint-Laurent, 2002, plage 15.
[1] Robert Bouthillier et Éva Guillorel, « Que reste-t-il des conflits coloniaux franco-anglais dans la tradition chantée francophone d’Amérique ? », in Vers un nouveau monde atlantique. Les traités de Paris, 1763-1783, éd. Laurent Veyssière, Philippe Joutard et Didier Poton (Rennes : PUR, 2016), 231–257. [2] Identifiée sous le titre La prise du vaisseau à la cote II.1-69 dans le catalogue Laforte et sous le titre La reddition du vaisseau dans le catalogue Coirault, n°7107. Conrad Laforte, Le catalogue de la chanson folklorique française, 6 vol. (Québec : PUL, 1977–1987) ; Patrice Coirault, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Marlène Belly, 3 vol. (Paris : BnF, 1996–2007). [3] Donatien Laurent, « La reddition du Foudroyant en 1758. Un épisode de la guerre de Sept ans à travers la chanson française de tradition orale en France et en Nouvelle-France », in Entre Beauce et Acadie. Facettes d’un parcours ethnologique. Études offertes au professeur Jean-Claude Dupont, éd. Jean-Pierre Pichette (Sainte-Foy : PUL, 2001), 253–256. [4] Youenn Le Prat, « La mémoire chantée d’une frontière maritime au XVIIIe siècle : la menace britannique sur les côtes françaises vue d’en-bas », in Entre terre et mer. L’occupation militaire des espaces maritimes et littoraux, éd. Jean de Préneuf, Éric Grove et Andrew D. Lambert (Paris : Economica, 2014), 279–286. [5] Geneviève Massignon, « Chants de mer de l’Ancienne et de la Nouvelle-France », International Folk Music Journal XIV (1962) : 74–86
Comentarios